J’ai commencé ma carrière
de réalisateur en même temps que ma formation universitaire
en communication, une des premières facultés de communication
en 1975 et dès ce moment-là j’ai pratiqué
la vidéo. C’était les débuts de la vidéo.
On travaillait, dans le cadre de notre cursus, à moitié
en cinéma 16 mm à moitié en vidéo.
C’était à Grenoble, on bénéficiait de
pas mal d’équipements, et Jean-Pierre Beauviala était
intervenant extérieur.
A l’époque il y avait aussi Jean-Luc Godard qui
allait bientôt quitter Grenoble pour partir à Genève.
On le connaissait mal. Pour les jeunes comme moi c’était
quelqu’un à ce moment là qui était dans le creux
de la vague, pas la nouvelle vague, mais le creux de la vague. Il
est revenu au premier plan un peu plus tard. Il allait souvent
place Grenette, discuter avec des étudiants. Quand il a quitté
Grenoble, il a laissé tout son équipement. Je me souviens
en particulier d’un appareil à repiquer le son en 16 mm.
C’était les débuts de la vidéo et
à l’époque c’était du 1/2 pouce à
bande, les cassettes n’existaient pas encore. On faisait les montages
avec deux magnétoscopes. On coupait au ciseau, ou en faisant
des pré-roll avec des crayons blancs. On marquait la
place de la tête d’enregistrement, on reculait d’un tour 1/2
les bobines, on lançait et au moment où le crayon blanc
passait devant la tête d’enregistrement on appuyait sur REC
(enregistrement). On faisait des montages comme ça qui évidemment
étaient catastrophiques parce que c’était extrêmement
long et difficile.
A la " Villeneuve " de Grenoble, il y avait une petite unité
de production, l’ancêtre de la télévision
locale. Ils avaient un 2 pouces et c’est comme ça
que j’ai réellement commencé.
Et après Grenoble ?
J’avais un copain en Ardèche qui s’appelait
Jean-Marie Barbe qui était au début dans le même
cursus universitaire que moi. Jean-Marie Barbe dirige aujourd’hui
les Etats Généraux du Documentaire de Lussas. A l’époque
où on l’avait créé, cela s’appelait le
Festival du Film de Pays et Régions, c’était la
préoccupation du moment . Il y avait René Allio, Flécher,
Vautier pour la Bretagne, et on se demandait comment faire du cinéma
en région.
Nous nous disions que pour faire du cinéma en région
il fallait avoir sa propre société de production et
nous avions monté à l’époque "Ardèche
Image" qui existe toujours et qui est devenue une société
importante. Ensuite on s’était dit qu’il fallait avoir notre
propre personnel. Pour deux raisons : d’une part pour
des questions de coûts, d'autre part parce que pour s’introduire
en région, il faut une certaine connaissance de la région
etc… et donc ne pas forcément faire appel à des techniciens
parisiens. On formait donc des gens et Beauviala nous prêtait
régulièrement une caméra Aaton . Evidemment il
nous prêtait les Aaton qui faisaient le plus de bruit, pas celles
qui partaient sur le marché. Par ailleurs on voulait créer
nos propres circuits de diffusion et j’ai travaillé à
mon DEA dans ce cadre là, pour faire renaître le statut
de "tourneur cinématographique" . Les "tourneurs" étaient
des projectionnistes qui faisaient des circuits dans une région.
Ils louaient leurs lieux de projections. On a donc créé
des circuits de diffusion. On bénéficiait, exactement
comme la Gaumont, de tickets CNC et de copies, au fur et à
mesure que les films sortaient . On avait un projecteur 16 et un projecteur
35 portables et on pouvait ainsi diffuser des films très récents.
Sur ce, on a commencé à produire à Ardèche
Image. En gros on passait 8 mois de l’année à chercher
de l’argent et puis 3 ou 4 mois à réaliser,
à tourner réellement. On touchait des subventions.
A l’époque, il y avait le FIC, le Fonds d’Intervention
Culturel qui était interministériel et qui permettait
de jongler sur plusieurs ministères à la fois ce qui
multipliait les possibilités. On a donc pu produire. . .
Il y avait
aussi le GREC ?
Le GREC qui était à Grenoble était
la seule décentralisation du GREC Paris et effectivement on
a eu des subventions du GREC, qui était dirigé par Jean-Pierre
Bailly .
Il y avait de l’argent et du matériel et c’était effectivement
un moyen de produire en régions.
Et de quoi viviez-vous,
aviez-vous des salaires ?
Ardèche Image est aujourd’hui une SARL mais à
l’époque on était en association et on était
entre guillemet un petit "entonnoir à subvention" pour ce qui
concerne l’audiovisuel.
Nous étions salariés de notre propre association,
avec des salaires tout à fait honnêtes puisque, quand
j’ai décidé d’arrêter, j’avais suffisamment gagné
d’argent pour prendre une année sabbatique. Je suis parti au
Brésil .
Après cette
expérience. Alors qu’est ce que tu as fait au Brésil
?
J’ai travaillé un peu à "Rede Globo" à
Rio de Janeiro. C’est la grande télévision américanisée
du Brésil. Puis je suis rentré. Mon problème
était que je ne voulais pas passer 8 mois de l’année
à chercher de l’argent, pour tourner 2 ou 3 mois. C’est en
rentrant du Brésil que j’ai décidé d’être
salarié d’une société à Paris qui s’appelait
IDENEK et que j’ai commencé à faire du film d’entreprise.
Je suis resté 1 an 1/2 à IDENEK.
En fait je suis rentré à IDENEK pour monter
le Département Vidéo. Il n’y avait alors pas de vidéo.
C’était la grande époque des murs d’images en diaporama,
avec des carrousels en batterie, 30, 40 carrousels en batterie qu’on
utilisait surtout dans les conventions. C’était aussi la grande
époque des conventions. Entre autre IDENEK avait le marché
de Procter et Gamble : Dash, Vizir, Monsavon, Pampers, Head and Shoulders,
Bonux... J’ai fait tous les lancements de produits…On avait
aussi Bull, IBM, Apple, la BNP, le Crédit Lyonnais, Citroen,
BMW….
C’était les tous débuts de la communication institutionnelle
à l’aide du film ou de la vidéo. Il y avait comme directeur
de production Guy Lacoste qui, plus tard, passera à Mosaïque
sur FR3. A l’époque Guy Lacoste faisait des murs d’images.
Il est devenu directeur de production de la vidéo et moi je
suis rentré comme réalisateur. A nous deux, avec
AUVITEC, on a créé la première régie vidéo
d’IDENEK. C’était l’époque de la naissance de
toutes les sociétés de production qu’on connaît
aujourd’hui et dont une partie sont mortes, d’autres ont gardé
leur taille " artisanale ". Certaines sont devenues d'énormes
groupes.
Donc tu as fait des
films d’entreprise ...
Les quelques films que j’ai fait dans le cadre d’Ardèche
Image, les petits courts métrages, ont tous fini dans
des placards et n’ont été vu que par très peu
de monde. A l’époque il y avait pas de diffusion pour les courts
métrages. Ce n’était de toutes façons pas des
courts métrages de génie. Après on s’est lancé
dans un long métrage. Son montage n’a jamais été
achevé.
Le film d’entreprise, c’est les tous débuts, la découverte
d’un nouvel outil.
Le premier travail que j’ai fait portait sur la sidérurgie
à Fos-sur-Mer. On y est resté 3 mois. Le but était
de démarrer des exemples d’expositions, ou des stands pour
l’ancêtre de ce qui est aujourd’hui La Villette. La simulation
se faisait alors sous chapiteau. Nous étions chargé
de faire un espace " sidérurgie ". On ne faisait pas que de
la vidéo, on faisait aussi du cinéma et des diapositives
stéréoscopiques . C’était assez drôle parce
que, pour venir visiter, il fallait mettre un casque et des
lunettes polarisantes. Cela permettait de voir tout le champ
en relief . Il y avait en même temps, pour présenter,
une " tête parlante " : c’était une technologie qui venait
des Etats Unis. Il s’agissait de la sculpture d'un visage sur laquelle
on projetait l’image, en cinéma, de quelqu’un qui parlait.
On avait l’impression que la sculpture parlait réellement.
Il y avait aussi des vidéos, réalisées par moi,
sur les méthodes de fabrication de l’acier. Donc on est
resté 3 mois à Fos-sur-Mer et j’ai ainsi découvert
la possibilité de pénétrer dans l’industrie,
un peu à la manière d’un journaliste et de découvrir
le pourquoi et le comment de la technologie dans les entreprises :
dans l’agro-alimentaire, comment on fait les yaourts, comment on fait
du fer dans la sidérurgie, comment on construit des avions
dans l'aéronautique…
Je suis curieux. Ce qui m’a toujours intéressé c’est
la recherche-développement dans l’entreprise. Il faut dire
qu’à l’époque c’était ce que les industriels
voulaient mettre en avant. On faisait la promotion du "plus
technologique". C’est ce qui faisait notre différence avec
d’autres pays concurrentiels. Par exemple, pendant très longtemps
j’ai travaillé avec Alsthom sur la fabrication des navires.
Ce qui nous caractérisait pas rapport à des chantiers
navals coréens par exemple, c’était notre technologie,
beaucoup plus avancée que la leur.
Sur le plan de la main d’œuvre, le savoir faire des coréens
était excellent. En plus ils n'étaient jamais en grève.
Chez nous, les problèmes sociaux inquiétaient les décideurs.
Donc le " plus " qui était mis en avant, ce n’était
pas les hommes, c’était les machines : c’était le dernier
robot acquis, c’était la machine à souder automatique,
c’était l’informatique qui permettait de concevoir les navires
dans des temps records et de planifier l’ordonnancement des tâches.
D’où mon intérêt pour la technologie. J’ai
baigné dedans pendant quinze ans… et je me suis pris de passion
pour la recherche-développement des entreprises. Mais cet intérêt
pour la technologie n'empêche évidemment pas mon intérêt
pour les hommes.
Donc naturellement
petit à petit, tu es allé…
Oui je suis allé vers la recherche.
Dans un milieu scientifique…!
Oui en fait je n’ai toujours quasiment fait que ça.
Dans une optique de
communication quand même?
Oui dans une optique de communication, mais il fallait
quand même savoir de quoi on parlait, il y avait pas qu’une
optique de communication…
Tu veux dire que les
gens qui font de la communication ne savent pas de quoi ils parlent
?
On peut imaginer qu’il n'y ait pas besoin de maîtriser
le contenu quand l'accent est surtout mis sur la forme.
Mais c’est rarement le cas. Quand on doit par exemple faire un film
pour le personnel d'une grande banque qui, au sortir de trois années
de formation sur IBM, se voit annoncer le passage de l'ensemble de
l'informatique sur Bull, il est hors de question de ne pas connaître
à fond le sujet (les avantages informatique de Bull sur IBM)
et de se contenter d'un film purement esthétique sur
l'univers Bull.
Bien. Alors maintenant
on va passer un peu au problème de l’imagerie scientifique
puisque maintenant c’est devenu ton pain quotidien. D’abord qu’est
ce que c’est qu’une image scientifique, selon toi comment elle se
définit ?
Je me suis intéressé à l’image
scientifique dans ce qu’on appelle les sciences dures : c’est
à dire les sciences exactes avec les mathématiques,
et les sciences de la nature avec la physique, la chimie et la biologie.
Globalement, ce sont ces images issues des " imageurs". Le mot imageur
vient de l’imagerie médicale avec tout ce qui est rayonnement
X : la radioscopie, le scanner, etc. Mais en fait on peut
donner ce nom " d’imageur " à tout ce qui sert à fabriquer
de l’image. Si on va de l’infiniment grand à l’infiniment petit,
on a les sondes spatiales qui donnent des images de l’univers, des
étoiles, des galaxies, les télescopes, que ce soient
des télescopes dans le ciel comme Hubble ou des télescopes
au sol, l’imagerie satellitaire qui donne des vues de notre planète,
les imageurs médicaux, les machines qui rendent compte des
mondes invisibles de l’infiniment petit, les loupes binoculaires et
les microscopes photoniques qui utilisent la lumière, les microscopes
électroniques qui utilisent les faisceaux d’électrons,
jusqu’aux microscopes à force atomique qui permettent certaines
visualisations de la structure des atomes.
Par ailleurs il y a aussi toute cette imagerie scientifique qui est
dite virtuelle, issue du calcul et qui permet de visualiser des phénomènes
de thermodynamique par exemple, les fractales, qui sont aussi des
calculs, etc.
Donc, il y a des images
scientifiques qui existent. Ce sont en général des chercheurs
qui produisent ces images. A quoi ça va leur servir de produire
des images. Comment ces images circulent-elles ? par quels services
? Par qui sont-elles reçues ?
Elles sont produites par des chercheurs dans des contextes
de recherche. Il y a aussi toute une autre imagerie scientifique ou
pseudo scientifique qu’on peut retrouver dans les revues, qui est
en fait très loin de celle qui est produite dans les contextes
de recherche. A la base l’imagerie qui m’intéresse est celle
qu’on trouve dans les laboratoires.
C’est une imagerie qui est en pleine expansion depuis ces vingt dernières
années et c’est principalement dû au développement
de l’informatique. L’histoire de l’imagerie scientifique a commencé
avec des instruments qui servaient à voir des objets : la lunette
astronomique, ensuite les microscopes. Puis viennent les premiers
appareils qui ont permis de collecter des traces : la photographie
et puis ensuite les débuts du cinéma avec Marey et le
fusil à images et puis viennent les premières caméras.
Les scientifiques ne se sont pas arrêté à
la photographie ni à la caméra d’ailleurs telle qu’on
la connaît encore avec 24 images/seconde et la pellicule
argentique. Ils ne se sont pas non plus arrêté à
la caméra vidéo. En fait l’ancêtre de la télévision
est aussi un imageur scientifique. C’est en fait le microscope électronique.
C’est à dire que c’est cette capacité qu’on avait a
étudier une matière avec un jet d’électron, qui
plus tard a donné naissance au tube cathodique qui lui même
a donné naissance à la télévision ; de
la même manière que les caméras CCD qu’on utilise
aujourd’hui sont en fait issues de ces caméras CCD qui servaient
à faire de l’imagerie satellitaire, où des caméras
embarquées sur les sondes spatiales dans des contextes scientifiques.
Au départ tous ces imageurs ont été créés
dans des contextes scientifiques. Mais la caméra " cinéma
", la caméra vidéo y compris les caméras numériques
dernier cris utilisées par les média sont de bien piètres
imageurs comparés à ceux des scientifiques qui balayent
tout le spectre électro-magnétique : depuis les ondes
radio jusqu’aux rayons gamma en passant par l’infra-rouge, l’ultra-violet,
les rayons X… et tous les autres imageurs de type thermovision, tomographie
par émissions de positons, échographie, IRM, etc….
la liste est très très longue.
Le cinéma a été la première tentative
d’analyse du mouvement puisqu'il permettait de le décomposer
à partir de photogrammes, mais en fait tout ça s’est
retrouvé ensuite balayé par un tas d’autres imageurs
qui permettent de sonder la matière dans tous les sens avec
une complexité bien plus grande que le cinéma proprement
dit.
Alors, quelle est l’utilité
de ces images ?
Ces images servent aux chercheurs. Jean-François
Colonna à Polytechnique les classe de trois manières
différentes:
Il y a d’abord les "images réelles" (soit "a priori",
soit "a posteriori"), puis les "images virtuelles" qui
sont des images calculées.
Les images à priori, ce sont des images qui relève
de l' observation directe de phénomènes. La vue
est le premier outil qui nous sert à visualiser des structures,
c’est à dire que c’est le seul moyen d’arriver à différencier
des masses, des lignes de force, des contrastes, or la plupart
du temps, ces structures sont liées à des fonctions,
donc si on veut comprendre des phénomènes la vue
est primordiale. Mais il n’y a pas que l'oeil, parce que la vue s'accompagne
d'un aspect cognitif. C’est à dire que si le regard n’est pas
orienté, si l’on ne sait pas ce que l’on cherche, ou
si l’on n’a aucune référence en mémoire, à
ce moment là, on ne voit rien. Si on n’a jamais vu une cassette
vidéo de sa vie et qu’il y a une cassette vidéo
posée sur une étagère au milieu de livres, on
ne vas pas distinguer la cassette du fond puisque de toute façon
elle ne signifie strictement rien. Seule la vue va permettre, quand
on sait ce qu’est une cassette vidéo, de la détacher
du fond et de se dire là, il y a quelque chose. En tout cas
de percevoir quelque chose. C’est donc la vue qui permet de
dégager la structure. Et la structure renvoie à la fonction
comme une cassette vidéo a une fonction . Les sciences
cognitives expliquent bien tout ça .
Il y a ensuite les images résultats , ce sont les images
à postériori.
C’est la possibilité de vérifier. On peut monter des
expériences et puis visualiser ce que l’on voulait voir, mais
là on sait ce que l’on veut voir et l’image vient en fait,
confirmer ou infirmer ce qu’on cherchait.
Et puis enfin, il y a ces images virtuelles qui elles, sont
issues du calcul et qui permettent d’appréhender des phénomènes,
de modéliser.
Est-ce que toutes ces
images sont réelles ?
Réelles, ça ne veut rien dire. Les
images sont encore moins réelles que le réel lui-même.
De toutes façons nous sommes humains et nous n’avons pas la
capacité d’appréhender le réel. Ce qu’on appréhende
c’est ce qu’on veut bien appréhender. En fait, tout est culturel.
Ce qui est sûr c’est que les expériences étant
reproductibles, on peut dire que la science dévoile des morceaux
de réel. Elle approche le réel, le cerne petit à
petit. Il doit y avoir un réel quelque part et de temps
en temps on en a un écho et c’est le but de la science
d’en dévoiler des fragments. L ’image dévoile
l’existence d’un supposé réel.
Alors est-ce que l’image est réelle ?
L’image pourrait être
fabriquée?
Elle est toujours fabriquée de toutes façons,
parce qu'issue d'un imageur conçu par l'homme dans un but précis
. L’imageur est un produit culturel, humain, et l’image qu’il
fabrique est un produit de lui-même. Il y a donc toujours cette
ambiguïté sur ce que dévoile exactement l’image.
Quelle réalité dévoile-t-elle ?
Oui, mais cette fabrication
peut avoir un but.
Oui, pour le chercheur elle a un but précis.
Le rayonnement synchrotron par exemple, en physique, permet, grâce
aux photons qui rebondissent sur les atomes constitutifs de
la matière, de voir la structure atomique des protéines.
L’image est intéressante, parce que le fait de voir la structure
des protéines va permettre de comprendre leur fonction, toujours
avec ce même rapport que la forme et la fonction sont des choses
qui sont très liées. Le fait de pouvoir voir les protéines
va permettre de comprendre à quoi elles servent et va permettre
aussi de comprendre comment on peut les inhiber, les empêcher
de fonctionner, c’est comme ça que l’on invente des médicaments,
qu’on les synthétise. C’est comme ça qu’on a inventé
les inhibiteurs pour le virus du sida par exemple.
Comment ces images
scientifiques circulent-elles ?
Cette circulation pose problème évidemment.
Ces images ne restent pas dans un contexte scientifique notamment
parce qu’elles sont un moyen de transmettre de la connaissance. Très
longtemps la communauté scientifique est restée très
allergique à l’image, justement à cause de son immatérialité
et de son manque de sens. Il n’y a pas de sens à l’image. Comme
je l’ai déjà dit on y met le sens que l’on veut.
Quelqu’un de non averti ne voit rien.
Le scientifique voit (ou ne voit pas) ce qu’il cherche à travers
l’image. Il sait dans quelle contexte elle a été produite,
il connaît les instruments qu’il a utilisé etc… Quand
cette image sort du contexte scientifique, à juste titre on
peut se demander ce que va y voir un public non averti.
Néanmoins je ne suis évidemment pas contre toute utilisation
de l’image dans des contextes de vulgarisation scientifique.
Les scientifiques ont pour obligation, de par leur citoyenneté,
de diffuser la connaissance.
On sait, depuis Hiroshima, que la science peut donner le pire
et le meilleur, refrain connu, et ce n’est pas aux scientifiques de
décider de l‘avenir de notre planète, mais bien aux
citoyens de cette planète d’en décider. Donc il y a
une obligation de la part des chercheurs à aller vers le public
et puis à expliciter ce qu’ils font et l’image en est un moyen
; mais c’est toujours extrêmement difficile, et pour ça
il y a des « médiateurs ».
Alors cette image qui est fabriquée dans un contexte
de recherche, un contexte scientifique, va basculer, pour se retrouver
dans un contexte culturel qui obéit à des codes,
à des lois qui sont totalement différentes de celles
de la science.
Le rapport de l’image
et de la citoyenneté, développe un peu ça : le
problème d’appropriation d’image...
Aujourd’hui le problème est que l’image , quelle
que soit l’image, quel que soit le contexte dans lequel elle est produite,
se retrouve toujours en fin de parcours sur un ordinateur. Elle se
retrouve toujours sur un disque dur et se caractérise par sa
numérisation, par des pixels . A partir du moment
où elle va circuler, qu’elle va sortir du contexte scientifique
et se trouver dans un contexte par exemple de média, elle va
se glisser, incognito, sur d’autres ordinateurs et être travaillée
par d’autres numérisations. Les média utilisent quasiment
les mêmes machines, les mêmes outils que les scientifiques
(ordinateurs et logiciels) et eux-mêmes interviennent sur l’image
avec des stations graphiques et avec des gens qu’on appelle des infographistes.
Le problème est qu’en définitive, il y a très
peu de différence entre leurs manipulations de l’image et ce
que font les scientifiques sur leurs images finales, au point que
toutes ces images se ressemblent. Elles se ressemblent parce que les
critères esthétiques dépendent énormément
de l’outil. Comme les outils sont les mêmes, les images sont
les mêmes. Elles sont toujours caractérisées par
ces couleurs un peu criardes de l’infographie d’ordinateur, par le
scintillement qui est dû au tube cathodique des ordinateurs….
Même pour les
images médicales ?
Même pour les images médicales qui, en
fin de parcours, se retrouvent de toutes façons aussi sur des
ordinateurs et des tubes cathodiques.
Ces images d’ordinateurs sont toujours un peu fantomatiques,
un peu magiques, un peu virtuelles comme on dit. Il y a une esthétique
qui est liée à l’outil. Si on prend des pinceaux et
si on fait des aquarelles, on obtient une esthétique liée
à l’aquarelle, due aux pinceaux et à l’eau.
Si on fait de la peinture à l’huile, on obtient une esthétique
qui est liée à la peinture à l’huile et le fait
d’utiliser des ordinateurs fait qu’on obtient une espèce d’esthétique
commune finalement à la science et aux média.
Je voudrais dire autre chose : dans la photographie, dans les images
de science liées aux sciences de l’homme et de la société
(le film ethnographique, anthropologique, le film sociologique ou
l’urbanisme, l’architecture…), on peut encore utiliser la sémiologie
pour décrypter les intentions qu’il y a dans l’image et le
discours qui est tenu par l’image. Il y a un certain nombre de codes,
on peut repérer des métaphores, des métonymies,
on peut essayer de lire ces images.
Le problème de l’imagerie en science dure est que l’on n’a
rien, dans l’image qui explicite comment cette image a été
fabriquée, l’intention qu’il y a derrière et ce qu’il
y a à regarder dedans … on n’a aucun code pour lire cette image.
Or comme il n’y a rien dedans, la sémiologie n’est d’aucun
recours pour aller y trouver quoi que ce soit. Il n’ y aucun discours
qui est tenu à ce moment là par l’image ; et si l’image
est vide de sens, alors évidemment on peut la trafiquer, on
peut intervenir dessus et puis raconter n’importe quoi, ne serait-ce
que changer les légendes. Prenons une image d’astrophysique
par exemple, avec une superbe galaxie spirale en plein milieu et qui
est légendée : " galaxie d’Andromède ", et bien
on pourrait mettre à la place : " vaisseau extraterrestre "
et modifier légèrement l’image à l’aide des même
pixels, des mêmes traitements informatiques qui ont servit à
la créer.
En fait, aujourd'hui le public commence à s’ habituer
à certaines images, il sait à quoi ressemble une galaxie,
par exemple comment est représentée systématiquement
une galaxie spirale, mais on peut prendre n’importe quelle
autre image de l’espace, dire que ce sont des extra-terrestres en
train de débarquer et personne n’y verra que du feu.
Alors justement l’idéologie
de l’image ne vient plus du style, qui est un style qui est imposé
par l’outil…
L’identité de style entraîne la confusion.
On n’a pas de repère pour faire la différence entre
une image scientifique et une image faite par un infographiste
Prenons l’image de synthèse : par exemple, le virus de sida
qui est toujours représenté sous la forme d’une boule
avec des épines : en fait cette représentation est issue
d’un cabinet de publicité où deux personnes se sont
amusées à créer cette icone comme représentation
du virus du sida. Je pense qu’ils en avaient besoin pour un cabinet
médical. Depuis, c’est devenu la référence en
la matière et maintenant on représente toujours
le virus du sida de cette manière. C’est toujours une imagerie
infographique, c’est de l’image d’ordinateur, c’est une image 3D avec
des couleurs un peu criardes etc… ça ressemble donc étrangement
à une image fournie par la science. Comme je le disait
tout à l’heure, cela est dû à l’outil et
rien n'indique au public qu'il ne s'agit pas d'une image scientifique.
Résultat, si on fait une petite enquête aujourd’hui,
les gens, quand on leur présente cette image, disent que c’est
le virus du sida alors que ça n’a rien à voir avec le
virus du sida, c’est une représentation totalement imaginaire.
Dans des courants culturels
esthétiques par exemple, si on prend le cinéma expressionniste
allemand, le style est chargé d’idéologie, la
façon dont on traite la lumière, les décors,
le jeu des acteurs… alors que là tu as l’air de dire que ce
sont les outils qui déterminent un style qui est un peu verrouillé
et que l’idéologie qui vient, est un plus.
Oui tu as raison, mais je pense quand même,
mais je ne sais pas pourquoi, qu’il y a de l’idéologie
dans ces images et c’est toujours à cause de ça. C’est
Paul Caro de la Cité des Sciences et de l’Industrie qui
disait que c’est de l’esthétique de bande dessinée,
à cause justement de ces couleurs saturées et le fait
qu’il y en a peu, c’est à dire qu’il y a souvent peu de dégradé
: juste quatre couleurs, huit couleurs, seize couleurs. Pour économiser
de la mémoire, on ne travaille pas toujours en million de couleurs.
Quand je travaillais pour les laboratoires de recherche dans l’industrie,
on a toujours " mis en scène " le labo. On mettait en scène
la science et la technologie. La première astuce, pour faire
plus " science " était de coloriser énormément
le laboratoire. On arrivait dans des laboratoires avec des gélatines
de couleurs. Je me rappelle qu’on utilisait énormément
une gélatine qui s’appelait le "Congo blue", qui est un bleu
très dense et très intense. Vous projetez cette couleur
sur un mur blanc de laboratoire et vous avez l’impression que vous
pouvez enfoncer votre bras dans le mur tellement c’est devenu
infini…sans fin. On utilisait aussi le rose ou les gélatines
oranges que l’on a longtemps mélangées avec le bleu.
On éclairait ainsi les microscopes, les visages des chercheurs...
Par exemple on éclairait le microscope en rose et le fond en
bleu et on obtenait cette espèce d’image magique de la science
en marche .
Des laboratoires un
peu fantasmatiques.
Voilà, science fiction et on retrouve un peu
cela aussi dans l’image scientifique, dans l’imagerie informatique.
On retrouve ce côté couleurs saturées et un côté
un peu science fiction.
En publicité par exemple on a utilisé les
rayons X pour décrire le corps en train de courir. On utilisait
des fausses images parce qu'il est impossible de radiographier un
être humain tout entier, surtout en train de courir.
Ça se fait pour
les rongeurs....
Oui, ça se fait pour les rongeurs, ça
ne se fait pas pour les hommes car c’est tout simplement extrêmement
dangereux pour la santé
Les raisons pour laquelle la publicité s’est emparée
de la connotation " scientifique " des images, est qu’il y a, à
travers elles, c’est une notion de philosophie assez classique, une
certaine vision enchantée du monde, une appréhension
magique du monde. Toutes ces images de l’infiniment grand ou de l’infiniment
petit sont mystérieuses, un peu magiques. Elles fabriquent
réellement un imaginaire, et puis finalement c’est peut être
normal parce que la science est aussi une production purement humaine.
La science est aussi culturelle et le scientifique nous raconte en
fait une histoire. Peut être que l’homme n’est capable
que de raconter des histoires. C’est pour ça que le réel,
je n’y crois pas trop. Je crois plus en la capacité de l’homme
à inventer des histoires qu’en sa capacité à
décrypter le réel.
Bien sûr, au fur et à mesure, la science dévoile
des morceaux du réel, il y a quand même une réalité,
c’est vrai que l'expérience est reproductible. Si on frappe
un objet, on se fait mal, si on met la main sur le feu on se brûle,
mais la science est autant un support pour se fabriquer
des fantasmagories du monde qu'une source d'applications.
Quand Jean-Pierre Luminet, qui est absolument génial,
nous conte l’histoire de l’univers ça repose sur des
faits scientifiques, ce sont les dernières découvertes
de la recherche. Jean-Pierre Luminet est accroché à
ça et dieu sait si il s’y connaît. Mais quand il nous
présente l’avant "big bang " par exemple avec les univers multiples
en création, là on est en plein rêve.
Le big bang pour lui correspond à la naissance du temps et
de l’espace et avant le temps et l’espace et bien qu’est ce qu’il
y a, l’énergie.
L’énergie qui est pure vibration, donne naissance à
des bébés univers, au temps et à l'espace. C'est
très beau et on est en plein rêve ; et les images
de l’univers qu’il nous montre renvoient à ça. Ce sont
des images de conception assistée par ordinateur, de l’univers
avant le big bang, donc ce sont des images en 3D avec des phénomènes
vibratoires. Il y a du temps, il y a de l’espace. Les images semblent
servir à expliquer le "avant le temps" et le "avant l’espace",
l’énergie, mais en fait elles racontent avant tout une histoire,
un conte de fée, enfin un conte de fée tangible.
Alors justement on
est des citoyens face à ça, face à ces contes
de fées, tant que c’est des contes de fées qui nous
donnent du plaisir, le citoyen s’y retrouve quelque part. Mais est
ce qu’il n’y a que cette notion de plaisir que procure cette image,
n’y a t-il pas une sorte de danger, je veux dire de gens qui
s’approprient l’image ?
Oui, il y a un danger parce que le but du scientifique
n’est quand même pas de fabriquer de la magie, le but du scientifique
c’est de dévoiler des morceaux du réel et
entre autre ça débouche sur un certain nombre d’applications,
qui permettent à l’humanité de survivre et de lutter
contre les maladies par exemple.
Ou faire la guerre
!
Oui ou faire la guerre. Le but du scientifique
n’est pas de faire rêver , alors que le but des média
est de faire du spectacle. La télévision est un outil
de spectacle, ce n'est pas un outil qui sert à transmettre
des connaissances ou quoi que ce soit, c’est avant tout un outil qui
sert à faire du spectacle et on peut faire du spectacle avec
la transmission de la connaissance.
Même autre chose.
C’est un moyen de vendre la publicité et de mettre quelques
images entre..........
Oui. C’est un commerce, c’est un spectacle et ce spectacle
permet notamment de vendre de la publicité et de rendre l’entreprise
rentable. Mais le spectacle c'est l'émotion et il s’oppose
à la rigueur scientifique. Par ailleurs la télévision
joue, dans le cadre des informations, sur la notion de réalité,
de véracité des choses. Elle nous présente la
guerre au Kosovo, elle nous montre les prisonniers américains
: elle nous donne à voir le " vrai " où ce qui est supposé
être vrais.
Le problème c’est que l’image scientifique, elle, n’est jamais
vraie. C’est du vrai en cours d’élaboration.
En science, quand les média utilisent une image scientifique,
à l’instar de ce qu’ils font d’habitude, c’est pour faire
un scoop. C’est pour dire, regardez, l’image qu'on vous montre est
une découverte, cette découverte est donc vraie. Et
à ce moment là il y a une dénaturation de l’image
car le public est censé prendre cette image pour argent comptant.
Les média jouent sur l'idée qu'une image belle est une
image vraie et qu'une image vraie est une image juste, d'où
un glissement de l'esthétique vers le réel et du réel
vers l'éthique et donc l’idéologie.
Pourquoi l’image scientifique
n’est-elle pas vraie, n’est-elle jamais vraie?
Aucune image n'est vraie…
Oui, mais plus spécialement
l’image scientifique.
Parce qu’elle est produite, comme je le disais au début,
la plupart du temps par un imageur. Si on ne sait pas à quoi
renvoie l’image, on ne peut pas la comprendre. Il y a certaines images
scientifiques que le public arrive aujourd’hui à comprendre.
Celles auxquelles il est habitué, par exemple les
radiographies.
Attends, on arrive
pas à la comprendre, ça ne veut pas dire qu’elle est
fausse.
Oui, mais à quelle réalité
renvoie-t-elle ? Toujours à une réalité mais
pas à la Réalité. Elle est vraie mais qu’est
ce que ça veut dire ? Une image par exemple faite aux rayons
X d’un fémur est une image vraie de quoi : du fémur,
d’une masse plus ou moins fracturée ou des atomes qui sont
simplement un peu plus resserrés que dans les organes mous
qu’il y a autour, que dans la peau. On voit différemment, c’est
plus contrasté ; alors est-ce que ça renvoie à
la réalité du fémur, oui sûrement. En tout
cas s’il est fracturé, la fracture, elle, est vraie et ça
sert à quelque chose de la voir.
Le scientifique, le
médiateur et le public s’approprient l’image qui progressivement
change de statut. D’objet scientifique, l’image requiert le statut
d’objet culturel. L’enjeu de cette appropriation est dans l’accès
à l’information et à la connaissance. Il s’agit donc
d’un enjeu démocratique mais il y a aussi l’influence exercée
par ces images dans l’idéologie, ce qui nous amène
à la définition de la citoyenneté.
Oui, c’est tout le problème… En France, c’est
une démocratie, un citoyen est quelqu’un qui a des droits et
des devoirs. Mais cela ne suffit pas, même dans des pays nazis,
les gens ont des droits et des devoirs, donc il faut être plus
pointu là-dessus. Je pense qu’un citoyen doit avoir accès
à l’information pour pouvoir prendre des décisions,
exercer son esprit critique et son libre arbitre, pouvoir agir en
connaissance de cause. Malheureusement, comme je l'ai dit, la science
lui est souvent présentée d’une manière magique
par des images et ces images ne renvoient qu’à une vision enchantée
du monde. Le spectateur n’a donc accès à rien du tout.
C’est non seulement une mascarade, mais un problème idéologique.
On considère depuis très longtemps que l’image n’est
pas " discours ". Le discours passe par le verbe et on pense
que le verbe est ce qui est premier. Le verbe, les mots, sont ce qui
permet de poser des concepts et d’élaborer une pensée.
L’image ne vient que comme illustration, le sens est dans le
mot, il n’est pas dans l’image.
Dans le domaine scientifique
!
Oui aussi dans le domaine scientifique. En fait, l’image
tient un discours. Contrairement à ce qu'on pense, il y a certaines
images, c’est une des idées que je développe ,
qui sont peut être plus proches du concept que certains mots.
Par exemple si on fait le dessin d’une plante, si on commence
à dessiner la plante, on ne va dessiner que ce qu’on a compris
de la plante. C’est comme ça qu’on obtient souvent une mise
en évidence de l’appareil reproducteur de la plante. On va
mettre en évidence le pistil, les étamines, etc...
On met donc dans le dessin ce qu’on a compris de la plante, le dessin
n'est jamais neutre. C'est la même chose avec les imageurs
et aussi la conception assistée par ordinateur, 2D, 3D.
Toutes ces images vont mettre en évidence ce qu’on a compris
de la matière, ce qu’on a compris d’un phénomène,
elles sont donc beaucoup plus que le réel. C’est pour ça
que je dis que l’image n’est pas le réel mais c’est ce
qu’on a compris du réel et en ce sens, c’est du discours.
Le problème, par rapport à ce que je disais avant est
que les média n’utilisent pas cette possibilité des
images à créer du sens. Ils n’en conserve que l’aspect
magique.
Je ne sais pas si on peut dire ça comme ça. En tous
cas, l’image parle et je regrette que dans les manuels scolaires,
encore aujourd’hui, on utilise l’image (on l’utilise même de
plus en plus) uniquement parce qu’on se dit que les enfants, le texte
ça les énerve. Ils préfèrent l’image,
l’image qui bouge, la télévision…etc…alors on met des
images pour les attirer vers le texte, parce qu’on considère
que le contenu est dans le texte et que l’image n'est qu'une
illustration. L’image est là pour faire beau et elle
va amener les enfants vers le texte. Tout ceci est faux, l’image
peut-être porteuse de sens ; en tous les cas la manière
que l’on a de représenter le monde peut-être porteuse
de sens. Prenons par exemple toutes ces représentations de
l’atome qu’on a fait pendant des années et des années,
sans jamais dire aux enfants que ce n’était que des représentations,
que des modèles. Les modèles en science sont une
notion fondamentale.
Extrait de "Science et Vie Junior"
Les représentations sont des modèles,
c’est à dire des images qui représentent un état
à un moment donné de notre compréhension d’un
phénomène, mais ce modèle n’est pas fini, il
va changer éternellement. Ce modèle, cette représentation
qu’on a utilisé pour l’atome, et qui nous montre les électrons
qui tournent autour d’une grosse boule au milieu est dépassé
; cette représentation est complètement
erronée et le scientifique l'a toujours su. C’était
juste un modèle mais ça n’a jamais été
présenté aux enfants comme étant un modèle.
Cette vision qu’on est tous fait de petites boules avec d'autres petites
boules qui tournent autour est fausse et je pense qu’il est important
d'expliquer l’image aux enfants. C’est à dire de leur
raconter comment elle est produite, comment elle est fabriquée,
dans quelle contexte, pourquoi elle a été fabriquée
et à quoi elle sert aux scientifiques ; et quelle représentation
on utilisait avant, comment c’est aujourd’hui, comment l’image change
justement parce que cette représentation de l’atome évolue
et change au cours du temps. L'image est aussi importante que
les textes qui l’accompagnent, ne pas mettre n’importe quoi comme
image est important.
Un autre exemple, dans les derniers manuels de physique
pour les classes, je crois de 1ère, alors que les textes sont
très vulgarisés, les images présentées,
par contre, sont le dernier cri de la microscopie à force atomique,
qui dévoile la structure atomique de la matière.
Le journal du CNRS n° 65, mai 1995
Ces petits atomes qu’on voit, ces petites boules
qui semblent être accolées les unes aux autres,
ne sont pas des atomes, on ne sait même pas ce que c’est.
Les scientifiques aujourd’hui savent que ça dévoile
les structures et sont très contents de voir que ça
ressemble à ce qu’ils avaient pu imaginer mais ils savent que
ce ne sont pas des atomes. C’est la machine "microscope à force
atomique" qui fait en sorte de nous révéler ces contrastes
mais ces contrastes, on ne sait pas trop ce que c’est. On voit
un agencement, alors on se dit qu’il y a bien une structure atomique,
mais on ne voit pas les atomes, donc on ne sait même pas ce
qu'est cette image. Par contre elle est déjà dans les
manuels scolaires.
Et le citoyen là
dedans ?
Le citoyen avec toute cette imagerie vit dans
un monde enchanté avec des images qui font peur ou rêver.
Comme ces images sont totalement vides de sens pour le profane, elles
renvoient surtout à ce que le spectateur veut bien y projeter.
Alors si il a peur de la science, des clones…
Attends, tu dis qu’elles
sont vides de sens et après tu dis…
Elles ne sont pas vide de sens pour le scientifique
qui les a produite ; et elles ne sont pas vides d’idéologie
eut égard à la manipulation qu’en font les médiateurs,
parfois même les scientifiques eux-mêmes.
Ces images véhiculent alors de l’enchantement, de la
magie et/ou de la terreur, c’est à dire des choses qui
relèvent de l’imaginaire parce que utilisées dans un
contexte de média, alors qu’au départ quand elles étaient
utilisées dans des contextes de recherche, elles dévoilaient
des choses extrêmement rigoureuses. Parfois, une image
d’astrophysique va nécessiter plusieurs années de travaux
pour être décryptée. Si c’est de la spectrométrie,
chaque point va être étudié pour savoir quel type
de gaz il y a à cet endroit là, et puis si l’étoile
vient vers nous ou est en train de s’éloigner de nous. Il y
a des années d'analyse par les scientifiques alors que,
telle qu’elle nous est présentée, elle est seulement
là pour faire rêver. Donc on crée comme ça
un espèce d’enchantement. Les média de manière
perverse vont la faire correspondre à un discours, soit de
terreur, soit de rêve. Avec la génétique,
les clones, les OGM ils font faire du spectacle, de la terreur,
et inversement ils vont nous faire rêver, avec je ne sais pas,
les extraterrestres par exemple.
D’ailleurs il n’y a pas que les média, qui font une utilisation
dans ce sens des images, les scientifiques eux-mêmes peuvent
le faire. Il existe un marketing scientifique parce que les laboratoires
ont aussi besoin d’argent. Donc communiquer pour eux, c’est aussi
mettre en avant leurs images de manière spectaculaire. On voit
par exemple la NASA faire du véritable marketing scientifique
avec ses images. On a l’exemple de la sonde qui a été
envoyée sur Mars. Sur le plan scientifique il n’y a eu
strictement aucune collecte d’information, strictement rien,
d’ailleurs on connaissait déjà tout ce qu'a vu le robot.
Le sol de Mars, à cette échelle là, avait déjà
été analysé. Par ailleurs, comme le robot
n'avait strictement rien à regarder, montrer, si ce n’est quelques
cailloux, la NASA a conçu des images panoramiques qui
cadrent bien les bords, les chenilles de l'engin d'exploration pour
animer la scène et lui donner une dimension médiatique.
Pour restituer le contexte…
Pour restituer le contexte, ça c’est du marketing,
c’est de l’imaginaire, c’est de la culture en fait et ça sert
à dire, il faut mettre de l'argent dans ces recherches, c’est
pour le bien de l’humanité.
Je voudrais finir sur une chose : il est urgent de ne pas considérer
que l’image est une simple illustration. Je pense qu’il faut
apprendre aux gens ce qu'est l'image scientifique de la même
manière qu’on a appris aux gens ce qu’était la télévision,
comment elle se faisait : le fait qu’il y ait des caméra, qu’il
y ait un réalisateur donc une intention, qu’il y ait un cadre
donc un hors champs, des choses cadrées au détriment
de choses qui ne sont pas cadrées, qu’il y a des choses éclairées
et des choses qui ne sont pas éclairées, il y
a des choses nettes et il y a des choses qui sont floues. C’est
important de dire que l’image, ça se fabrique. Le public l'a
appris pour les média mais c’est pareil pour toute l’imagerie
scientifique, il y a des imageurs derrière avec des intentions
et l’image n’est jamais neutre. Et dans un contexte scolaire, c'est
important de montrer aux enfant que l'image est toujours
une représentation. Pour cette même raison, d’ailleurs
il faudrait changer la façon dont la science est
enseignée à l’école, on apprend toujours la science
comme étant un état de fait, c’est à dire que
les choses marchent comme ça, que c’est comme ça.
En fait la science c’est quelque chose qui est éternellement
en marche et ce qui caractérise la science c’est le doute,
c'est la remise en question. Je ne pense pas qu'il faille d’abord
avoir tous les acquis avant de pouvoir commencer à parler du
doute. Je pense qu’il est important de dire aux enfants que la science,
c’est un truc qui cherche, qui ne sait pas, donc, ce n'est pas
figé, c’est une quête, de la même manière
que les images ne sont que des représentations, que ça
n’est pas la réalité, le réel. Je pense que ça
c’est important et puis l’autre chose c’est ce pourquoi il faut se
méfier. Karl Zéro dans son journal dit à
la fin, "méfiez-vous des contrefaçons". Une image argentique
ou des images vidéo, ou des images faites avec du Beta numérique
ou avec n’importe quoi en télévision, le fait qu’elles
soient ensuite manipulées par les machines à modifier
les images, évidemment, c’est de moins en moins décelable.
On le savait très bien pour la photographie, maintenant on
sait que c’est vrai aussi pour l’image animée et puis beaucoup
de gens ont déjà bien mis en évidence toutes
les manipulations possibles. L’image scientifique est aussi manipulée,
modifiée en permanence parce que en fait là, personne
ne se gène et les média "créent" de fausses/véritables
images scientifiques.
Il n’y a pas longtemps, j’ai vu dans Science et Vie une
superbe image du "prion". On découvrait ce qu’était
le prion, hors, je connais assez bien le sujet, le prion, aujourd’hui,
on ne sait absolument pas ce que c’est.
Extrait de "Science et Vie"
On suppose que c’est une molécule induite par
une protéine et qu’à priori ça ne serait pas
un organisme comme un virus, comme une bactérie, donc
on ne sait pas ce que c’est, ça se rapprocherait plus d’une
protéine qu’autre chose mais ça n’a jamais été
représenté. Si on savait le représenter, on connaîtrait
sa fonction et on aurait probablement réglé le problème
du prion, mais on ne sait absolument pas à quoi il ressemble
même sur le plan atomique. Et dans l'image de Science et Vie,
Il y a des couleurs, il est colorisé, c’est beau d’ailleurs
, il y a deux prions l’un à côté de l’autre,
c’est marqué prion. Alors pourquoi, il n’y aurait pas écrit
aussi, méfiez-vous des contrefaçons pour ce qui concerne
l’utilisation de l’imagerie scientifique ?
Et donc nous qui sommes
des médiateurs publics, nous avons un rôle à jouer
au niveau de la déontologie.
Absolument. Le CNRS Audiovisuel devrait être garant
d’une certaine utilisation de l’image scientifique
(Propos recueillis par Jean-Christian Nicaise en mai 1999).